Lecture d'une œuvre par Xavier Malbreil.
Les idées claires - Acrylique/toile - 100X80cm |
Le travail de Manuel
Martinez, que nous sommes beaucoup à suivre, en Midi Pyrénées, comme au-delà de
nos frontières, s'est remarquablement affranchi, au cours de ces dernières
années, du cadre qu'il s'était fixé, et qui en faisait sa marque de fabrique aussitôt
reconnaissable : utilisation des aplats, des couleurs primaires,
déstructuration « cubiste » de la figuration, forte présence du cadre à l'aide
de traits noirs cloisonnants. Le dialogue que le peintre entretenait avec la
tradition, que ce soient les maîtres espagnols, comme l'avant-garde française
de la première moitié du XX° siècle faisait tout autant partie de sa patte, de
sa manière. Qu'il soit représenté par de grands galeristes en France et à
l'étranger, et présent dans de nombreuses collections privées montrait bien
tout l'intérêt que les amateurs d'une peinture classique, comme on ne
l'enseigne plus dans les écoles des Beaux Arts en France, lui portent. Mais
c'est sur l'évolution récente de son travail que je voudrais insister, et
notamment à partir d'un de ces derniers tableaux, « Les idées claires », qui
manifeste une tension, déjà perceptible depuis plusieurs années, vers une
concentration du langage pictural, vers l'épure et davantage encore vers
l'ellipse. On remarquera au premier abord dans ce format 80 x 100 cm l'abandon
des couleurs primaires et complémentaires au bénéfice d'un camaïeu de bleus et
de gris assez froids, avec de minces rappels de jaunes et de vermillon sur le
bras, qui figurent la carnation du personnage féminin représenté – autre
marqueur des récents changements dans la manière de Manuel Martinez. Des
touches de vert, également, viennent compléter sa palette, que l'on pourrait
dès lors rapprocher de certains tableaux de Munch, qui mettent à profit une
fusion chromatique pour représenter, crument, violemment, la complexité des
tensions inconscientes qui nous agissent. La femme que représente Manul
Martinez a les « idées claires », mais quelles sont ces idées ? Sont-elles si
claires que cela et pour qui sont-elles claires ? Pour elle, ou pour le
spectateur qui la regarde ? Si ses idées sont si claires, pourquoi
s'évadent-elles de sa tête ? Le compagnonnage que la peinture a entretenu avec
la psychanalyse est ici, en quelque sorte, rappelé, suscité. Ce que l'on peut
encore remarquer dans ce tableau, c'est ce mélange de réalisme - académique,
dans les plissés, morphologique, dans la représentation de la main - et d'une
abstraction de la première manière – celle de Mondrian, Klee, Kandisky, et pas
celle, plus tardive, que l'on a appelé « lyrique », de Pollock, Mathieu, et
consorts. L'abstraction dont nous parlons ici est celle qui accompagne, qui
rejoint l'essor si prégnant de la pensée scientifique, à partir de la fin du
XVIII° siècle. Une abstraction qui vise à simplifier la ligne, pour la faire
tendre vers la netteté du dessin d'architecture, ou vers la pureté supposée
d'une formule mathématique – et surtout vers sa force potentielle, vers son
incomparable aura de mystère et de pouvoir. Cette fascination pour la science,
et ses redoutables formules mathématiques, qui peuvent expliquer les rapports
entre matière et énergie, entre temps et espace en quelques lettres et quelques
chiffres, a si profondément modelé l'imaginaire des artistes et des écrivains
qu'il nous semble aujourd'hui aller de soi. Il faut encore le montrer,
l'exprimer, et c'est une des choses que dit ce tableau en montrant par ailleurs
le pendant obligé de cette fascination pour la formule, pour le schéma, à
savoir le mystère, quand le schéma est obscur, ou quand il nous manque les clés
pour le comprendre. La figuration de la pensée, qui s'échappe de la tête du
personnage, nous rappellera aussi les rébus visuels, sans paroles, tels qu'on
les donne à deviner aux enfants, ou tels que les grands délirants peuvent en
proposer. Il y a quelque chose qui se dit dans cet ensemble de lignes, de
ronds, de points, dont certains font sens, et rappellent qui une main, qui une
tête, et dont d'autres restent de l'ordre du signe, ou du symbole, ou encore
hésitent entre l'icone et l'alphabet. S'évadent ainsi de la tête du personnage
des formes que les uns et les autres interpréteront différemment, et puis, sur
le même plan, des signes, comme le +, des symboles maçonniques comme le compas,
des éléments purement graphiques comme des hachures, des traits, des cercles,
comme si l'artiste avait voulu convoquer sur un seul tableau plusieurs modes
d'expression de la peinture : du réalisme académique, qui imite le visible, et
se fige dans la convention, jusqu'au dessin le plus archaïque, point-ligne-cercle,
qui en fonde une autre origine – pensons aux motifs géométriques présents dans
tant de traditions picturales, de l'Afrique à l'Océanie - les deux origines de
la peinture ne sont-elles pas présentes sur ce tableau? « Les idées claires »
se situe bien dans l'évolution actuelle de Manuel Martinez, dans la trajectoire
d'un peintre, tout simplement, qui certainement se débarrasse peu à peu des
influences qui pouvaient l'apparenter aux hérauts du cubisme, et qui l'amène à
trouver, honnêtement, pas à pas, comme on cherche à résoudre la difficile
équation du rapport aux anciens, du dialogue avec l'écrasante histoire de la
peinture, un chemin vers son propre langage. Mais quel langage? Parler avec un
peintre, c'est souvent entendre que la peinture est un jeu de formes et de
couleurs qui se suffit à lui-même – et c'est bien ce qu'avançait Paul Valéry,
dans son "Introduction à la méthode de Léonard de Vinci", quand il
voulait rendre la peinture à elle-même, et la débarrasser de la représentation
et de la narration. Est-ce suffisant pour dire la spécificité de chaque
peintre? Certainement pas. La ligne que Manuel Martinez suit actuellement –
cette recherche d'une cohabitation entre figuration et abstraction, cet élan
vers une liberté de peindre comme il l'entend, cette richesse dans
l'utilisation des moyens que la peinture a accumulés au cours des siècles -
pourrait être considérée comme un marqueur spécifique de son évolution à ce
moment précis, en 2016, - hors sa volonté, partagée avec beaucoup, de ne travailler
que sur la matière propre de la peinture. L'écrit dit quelque chose, il ne peut
faire autrement, les mots sont porteurs de signification. Le visuel signifie -
et autrefois si lourdement quand il s'agissait d'art sacré ou de peinture
d'histoire. C'est quand le visuel signifie et ne signifie pas, quand il
intrigue en un mot, qu'il devient le plus intéressant. Il intrigue, il est
intriguant, beaucoup de sens possibles à ce mot. Une intrigue intrigante?
Chacun sera libre de lire à son goût le sens la proposition que nous fait ce
tableau « Les idées claires ». Nulle pesanteur, dans l'envol de ces pensées,
nulle sollicitation abusive du spectateur, qui serait sommé d'interpréter. Ce
tableau nous propose une intrigue joyeuse, avec légèreté, celle du balancement toujours
ouvert entre l'icone, qui reproduit, ou gauchit, et nous fait dire « c'est ça,
c'était cette chose là que j'ai vue, ou que j'ai cru voire », et le signe, si
puissant, mais si porteur d'ambiguïté, quand il se compose en mots.
Xavier
Malbreil